• Mode Directoire ( Début XIXè siècle)

    COSTUMES ET MŒURS A PARIS SOUS LE DIRECTOIRE

     

    (D'après Les Modes de Paris 1797-1897, par Octave Uzanne, paru en 1898)

     

    En automne, les concerts, les thés, les théâtres attiraient même affluence de


     

    robes transparentes et de mentons embéguinés ; on rigaudonnait, on prenait des glaces chez Garchy et chez Velloni ; le pavillon de Hanovre faisait fureur : dans cette partie de l'ancien hôtel de Richelieu, les déesses couronnées de roses, parfumées d'essence, flottant dans leurs robes à l'athénienne, œilladaient aux Incroyables, agitaient l'éventail, allaient, venaient, tourbillonnaient, rieuses, chiffonnées, provocantes, le verbe, haut, l'œil insolent, cherchant le mâle.

     

     

    Et chacun clabaudait dans l'assemblée des hommes, on y mettait cyniquement et à plaisir à découvert le gouvernement de jouisseurs : « Toutes ces femmes que tu vois, clamait un jeune Spartiate à son voisin... – Hé bien ? – Elles sont entretenues par des députés. – Tu crois ? – Si je crois !... Celle-ci, aux yeux vifs, à la taille svelte, c'est la maîtresse de Raffron, le même qui proclame la cocarde comme le plus bel ornement d'un citoyen. – Cette demoiselle à la gorge nue et couverte de diamants, c'est la sœur de Guyomardl : on a payé sa dernière motion avec


     

    les diamants de la couronne. Là-bas, cette blonde élancée, c'est la fille cadette d'Esnard, qui a mis de côté cent mille écus pour sa dot : on la marie demain. Il n'y a pas, vois-tu, concluait le jeune homme, un seul membre du Corps législatif qui n'ait ici deux ou trois femmes dont chacune des robes coûte à la République une partie de ses domaines. »

     

     

    Ainsi les propos s'entre-croisaient, propos de galanterie, de marchandage, de politique, d'agiotage, quolibets et calembours. Toutes les opinions, toutes les castes se trouvaient réunies dans ces Sociétés d'abonnement, où l'on acclamait M. de Trénis, le Vestris des salons. Les femmes du meilleur monde, qui craignaient de montrer du luxe et d'attirer l'attention en recevant habituellement chez elles, ne redoutaient point de se mêler aux nymphes galantes qui fréquentaient même Thélusson et l'hôtel de Richelieu ; on y allait en grande toilette ; mais, par instinct, on préférait le négligé.


    Les premières Montagnes Russes, An VII (1799)

     

     

    – Thélusson, Frascati, le pavillon de Hanovre étaient composés à peu près, au dire de Mme d'Abrantès, de la meilleure société de Paris. On y allait en masse, au sortir de l'Opéra ou de tout autre spectacle ; quelquefois par bande de vingt-cinq d'une même société ; on y retrouvait ses anciennes connaissances, puis on rentrait sur le tard prendre une tasse de thé..., un thé... de véritable macédoine car il y avait de tout, depuis des daubes jusqu'à des petits pois et du vin de Champagne.

     

    Les femmes du Directoire n'avaient, il faut bien le dire, aucune des délicatesses et des grâces alanguies que nous leur prêtons par mirage d'imagination ; aucun de ces charmes amenuisés et anémiés qui constituèrent par la suite ce qu'on nomma la distinction. Presque toutes furent des luronnes, des gaillardes, masculinisées, fortes sur le propos, à l'embonpoint débordant, véritables tétonnières à gros appétit, à gourmandise gloutonne, dominées exclusivement par leurs sens, bien qu'elles affectassent des pâmoisons soudaines ou de mensongères migraines.

     

    Il fallait les voir, après le concert, se ruer au souper, dévorer dindes, perdrix froides, truffes et pâtés d'anchois par bouchées démesurées, boire vins et liqueurs, manger en un mot, selon un


    Le Bal de l'Opéra, An VIII (1800)

    pamphlétaire, pour le rentier, pour le soldat, pour le commis, pour chaque employé de la République. Ne leur fallait-il point se faire « un coffre solide » pour résister aux fluxions de poitrine qui guettaient à la sortie ces nymphes dénudes ? Les vents coulis d'hiver auraient vite eu raison d'une robe de linon ou d'une friponne tunique au lever de l'aurore, si une sur-alimentation ne les eût préservées.

     

     

    La Merveilleuse et la Nymphe, créatures typiques de cette époque de corruption profonde et de libertinage ouvert, où tous les êtres mineurs s'émancipèrent d'eux-mêmes, où l'on proclama le sacrement de l'adultère, Merveilleuses et Nymphes furent les divinités reconnues aux décadis et à toutes les fêtes païennes de la République : beautés plastiques, prêtresses de la nudité et du dieu des jardins, femmes folles de leur corps, chez qui l'âme a déserté, 'perdues dans la fausse mythologie qui les porte à se gréciser par amour de l'antique afin de pouvoir se comparer aux Vénus de la statuaire et aux diverses héroïnes de la Fable .

     

    Les jeunes gens à la mode furent aussi leurs dignes partenaires. Écoutons une


     

    contemporaine qui nous esquissera leur portrait en quelques lignes :

     

     

    « Présomptueux plus que la jeunesse ne l'est ordinairement ; ignorants, parce que depuis six ou sept ans l'éducation était interrompue, faisant succéder la licence et la débauche à la galanterie ; querelleurs, plus qu'on ne le permettrait à des hommes vivant continuellement au bivouac ; ayant inventé un jargon presque aussi ridicule que leur immense cravate qui semblait une demi-pièce de
    mousseline tournée autour d'eux, et par-dessus tout, fats et impertinents.

     

    En guerre avec le parti royaliste du club de Clichy, ils prirent un costume qui devait différer de tous points de celui des jeunes aristocrates : un très petit gilet, un habit avec deux grands pans en queue de morue, un pantalon dont j'aurais pu faire une robe, des petites bottes à la Souvarow, une cravate dans laquelle ils étaient enterrés ; ajoutons à cette toilette une petite canne en forme de massue, longue comme la moitié du bras, un lorgnon grand comme une soucoupe, des cheveux frisés en serpenteaux, qui leur cachaient les yeux et la moitié du visage, et vous aurez l'idée d'un incroyable de cette époque. »

     


     

    Inspectons, au début de l'an V, ces Olympiennes du Directoire à cette illustre promenade de Longchamp qui venait d'être rétablie et dont le défilé n'était qu'un assaut de luxe et de beauté et un incroyable concours de toilettes. Suivons-les, à travers les éphémérides de la mode, jusqu'aux dernières années du siècle.

     

     

    Rien de moins français que la mise des élégantes à ce début de l'an V. Ce ne furent que tuniques grecques, cothurnes grecs, dolmans turcs, toquets suisses ; tout annonçait des voyageuses disposées à courir le monde. Ce qui surprit davantage après les Titus, les coiffures à la victime et à l'hérissé, ce fut la préférence aveugle donnée aux perruques. Peu auparavant, à ce seul nom, une belle frissonnait ; mais le sacrifice de ses cheveux en cette époque républicaine était devenu un triomphe... ; avec cela, robe retroussée jusqu'au mollet : ce dégagement, d'accord avec les souliers plats, donnait aux femmes une allure décidée et hommasse peu en rapport avec leur sexe.

     

    Sur les coiffures on disposait un coquet béguin, assez semblable aux toquets du premier âge ou bien un chapeau spencer à haute


     

    calotte cannelée avec plume de vautour. La même année vit les toquets froncés à coulisses, le toquet d'enfant garni en dentelles, tantôt en linon, tantôt en velours noir, cerise, violet ou gros vert, avec une ganse plate sur les coutures et une dentelle froncée sur le bord.

     

     

    On porta même le turban à calotte plate, orné de perles et d'une aigrette, mis à la mode par l'arrivée d'un ambassadeur turc à Paris ; on vit en plus la capote anglaise garnie de crêpe, le bonnet à la jardinière, le chapeau casque-ballon, le bonnet à la folle, garni de fichus multicolores, de blondes et de dentelles, qui cachaient à demi le visage ; la cornette en linon gazé, le chapeau blanc à la Lisbeth sur un toquet cerise que la Saint-Aubin venait de mettre en vogue clans l'opéra de Lisbeth au Théâmtre-Italien ; le chapeau à la Primerose, également emprunté à la pièce de ce nom, le casque à la Minerve, le turban en spirales et vingt autres couvre-chefs plus charmants, plus gracieux les uns que les autres, mais qui, pour extravagants qu'ils fussent, seyaient à merveille à tous ces


     

    visages provocants et animés par la fièvre de vivre.

     

     

    Le fichu fut également porté en négligé, drapé, chiffonné au hasard ; aucune règle n'en détermina la forme, le goût seul présidait à sa confection, et ce fut bien la plus adorable coiffure du monde, la plus coquine : point de chignon, quelques cheveux épars sur le front, une draperie amplement bouillonnée, une bride noire et l'attention de ménager les trois pointes, voilà seulement ce que l'usage généralisa.

     

    Il fallait voir les grisettes en négligé du matin : une gravure nous présente une Parisienne dans cette tenue de la première heure ; le premier fichu blanc venu lui tient lieu de coiffe, les cheveux errent à l'aventure et le chignon reste invisible ; camisole blanche serrée à la taille et jupon rayé, bas à coins ; mules de maroquin vert : ainsi costumée, la belle s'en allait chercher sa provision au marché le plus proche ; point de panier, mais un mouchoir blanc à la main pour recevoir les œufs, les fleurs et les fruits. Avec cette grosse emplette on la voit revenir gaiement, tenant d'une main le petit paquet et de l'autre le jupon, relevé très haut jusqu'au genou afin de bien laisser voir la chemise blanche et le mollet convenablement placé et enfermé dans son tricot blanc immaculé.

      

     

    Sur la rive gauche de la Seine, on rencontrait le bal de la rue Théouville, ci-


    Les Rendez-Vous au Café des Tuileries,
    An VI (1798)

    devant Dauphine ; puis, en face du portail septentrional de l'église Saint-Sulpice, à l'entrée de la rue Servandoni, on voyait, se balançant avec grâce dans les airs, mollement agité, un transparent rose sur lequel on lisait : Bal des Zephirs. Ce bal, où le galoubet faisait rage, avait été établi dans l'ancien cimetière Saint-Sulpice ; on lisait : Hic requescant, beatam spem expectantes. Les pierres tumulaires n'étaient point même enlevées à l'intérieur de ce lieu de plaisir, mais la jeunesse dansante s'inquiétait peu de profaner la cendre des morts, et la folie brillait de tout son éclat dans cette nécropole. Rue d'Assas, près l'ancien couvent des Carmes Déchaux, dans le cimetière même du prieuré, autre carmagnole : on y avait ouvert le Bal des Tilleuls. Les corybantes macabres y affluaient.

    L'épidémie salvatrice croissait de jour en jour. A la suite du décret, voté sur la proposition de Boissy d'Anglas, qui restituait aux héritiers des condamnés de la Révolution les biens qui leur avaient été confisqués, la joie revint au camp de ces déshérités, qui passaient ainsi subitement, en quelques jours, de la misère à l'opulence. Ces jeunes gens, étourdis par ce retour de fortune, se lancèrent dans tous les plaisirs de leur âge ; ils fondèrent un bal aristocratique pour eux seuls, et décidèrent de n'y admettre que ceux-là qui

    pourraient faire valoir un père, une mère, un frère ou une soeur, un oncle pour le moins, immolés sur la place de la Révolution ou à la barrière du Trône.

    Telle fut l'origine du fameux Bal des Victimes (Hôtel Richelieu), qui eut un cérémonial tout particulier et amena de véritables innovations dans les excentricités de la Mode. En entrant dans ce bal, on saluait à la victime, d'un mouvement sec de tête, qui imitait du condamné au moment où le bourreau, le basculant sur la planche, passait sa tête clans la fatale lunette. On affectait une grâce énorme dans ce salut que chacun étudiait de son mieux ; quelques jeunes héros de contredanse y mettaient une élégance telle qu'ils étaient accueillis par
    l'aréopage féminin avec une faveur marquée.

    Chaque cavalier invitait et reconduisait sa danseuse avec un salut à la victime ; bien mieux, pour accentuer cette infâme comédie, quelques raffinés d'élégance imaginèrent de se faire tondre les cheveux à ras sur la nuque, à la façon inaugurée par Samson à la toilette des condamnés par le tribunal révolutionnaire.

    Cette ingénieuse invention causa des transports d'admiration dans le camp des jeunes extravagants. Les dames suivirent la mode et se firent couper résolument les cheveux à la racine. La coiffure à la victime venait de naître, elle devait s'étendre à la France entière et s'appeler par la suite coiffure à la Titus ou à la Caracalla. Pour compléter cette bouffonnerie navrante, les filles de suppliciés adoptérent le schall rouge, en souvenir du schall que le bourreau avait jeté sur les épaules de Charlotte Corday et des dames Sainte-Amarante, avant de monter à l'échafaud.

    Ce Bal des Victimes devint vivement, en raison de sa société relevée et de ses démences, le point de mire du Paris joyeux. Ce fut là qu'on vint contempler les nouvelles Modes du jour, et les jeunes filles qui y dansaient les valses de récente importation rivalisaient de toilettes et de grâces... ; peu à peu elles quittèrent le deuil et arborèrent effrontément le satin, le velours et les kachemirs aux tons chauds.

    Ce fut à ces insolentes réunions qu'apparurent les premières tuniques laconiennes et les chlamydes à méandres de couleur, la chemise de perkale, les robes de gaze ou de linon et le provocant cothurne avec ses charmants enlacements de rubans sur le cou-de-pied. Toutes les

    fantaisies romaines et grecques du costume furent inaugurées pour la plupart par des descendantes de guillotinés ; quelques aimables dames architondues poussèrent l'amour du réalisme et de l'horreur jusqu'à serrer autour de leur cou un mince collier rouge qui imitait à ravir la section du couperet. Les Incroyables juraient leur petite pa'ole d'honneu panachée que c'était divin, admi'able, 'uisselant d'inouïsme.

    Dans les intervalles des contredanses, on ingurgitait glaces, punch, sorbets ; on prenait la main de sa danseuse dont on recevait des déclarations d'amour ; de plus, s'il faut en croire un témoin oculaire, « on finissait par convenir entre soi qu'après tout cet excellent Robespierre n'était pas si diable qu'il était noir et que la Révolution avait son bon côté ». Ripault, dans Une journée de Paris, an V, nous montre aussi un témoin oculaire qui est Polichinelle, égaré au bal des Victimes :

    « Je vis un beau jeune homme, et ce beau jeune homme me dit : « Ah! Polichinelle... ils ont tué mon père ! – Ils ont tué votre père ? „ – et je tirai mon mouchoir de ma poche – et il se mit à danser :

    Zigue rague don don,
    Un pas de rigaudon.

    Il ne manquait plus à ces insensés que de chanter, à l'imitation de la belle

    Cabarrus, le couplet d'une chanson satirique alors à demi célèbre chez les Directeurs :

    Quand Robespierre reviendra,
    Tous les jours deviendront des fêtes.
    La Terreur alors renaîtra
    Et nous verrons tomber des têtes.
    Mais je regarde... hélas ! hélas !
    Robespierre ne revient pas.

    A côté du Bal des Victimes, tout Paris donnait les violons, c'était un branle général ; on sautait par abonnements au Bal de Calypso, faubourg Montmartre, à l'hôtel d'Aligre et à l'hôtel Biron, au Lycée des Bibliophiles et des nouvellistes, rue de Verneuil ; rue de l'Échiquier, chez le fleuriste Wenzell ; dans toutes les rues de la Cité. La bonne société se rendait de préférence à l'hôtel Longueville où la belle et voluptueuse Mme Hamelin ne dédaignait pas de montrer ses grâces nonchalantes et d'afficher ses déshabillés inoubliables.

     

    Toutes les classes de la société étaient alors galvanisées par la dansomanie; on


    La Fontaine de la rue du Regard, An VII (1799)

    rigaudonna jusque dans les greniers misérables des faubourgs et l'on vit plusieurs bals champêtres s'établir dans des caves de restaurateurs, sinon dans les sous-sols de boutiquiers.

    Jamais la nation française n'offrit aux yeux de l'observateur un spectacle plus curieux, plus incohérent, plus varié, plus inconcevable qu'au début du Directoire. La Révolution avait tout submergé : traditions, mœurs, langage, trône, autels, modes et manières ; mais la légèreté spéciale à ce peuple surnageait au-dessus de tant de ruines ; l'esprit d'insouciance, de forfanterie, d'apropos, cet immortel esprit frondeur et rieur, fonds précieux du caractère national, reparaissait au lendemain de la tourmente, plus alerte, plus vivace, plus indomptable encore qu'autrefois.

    Comme il ne restait rien du passé et qu'on ne pouvait improviser en un jour une société avec des convenances, des usages, des vêtements entièrement inédits, on emprunta le tout à l'histoire ancienne et aux nations disparues : chacun s'affubla, se grima, « jargonna » à sa guise ; ce fut un travestissement général, un carnaval sans limites, une orgie sans fin et sans raison.


    Le Théâtre des Variétés, An VII (1799)

    On ne peut regarder aujourd'hui cette époque dans son ensemble et dans les menus détails de son libertinage sans croire à une immense mystification, à une colossale caricature composée par quelque humoriste de l'école de Hogarth ou de Rowlandson. – Cependant, en dépit des folies parisiennes, nos armées de Sambre-et-Meuse, du Rhin et de la Moselle, ainsi que nos glorieux bataillons d'Italie, portaient au loin le renom de nos armes et des germes de liberté ; le monde entier retentissait des échos de nos victoires ; les prodiges de Bonaparte inquiétaient la vieille Europe, tant de gloire aurait pu enorgueillir et assagir à la fois les pantins qui avait fait de Paris un Guignol étourdissant et impossible à décrire !

    On aura peine à imaginer qu'au milieu des victoires de Ney, de Championnet et du général Bonaparte, on n'observait dans la capitale, sur nos boulevards et places publiques, aucun enthousiasme, aucun mouvement d'allégresse. S'il faut ajouter créance aux journaux contemporains, on passait froidement, avec indifférence, à côté des crieurs annonçant les grands succès de nos généraux ; on désirait la paix, la tranquillité, l'abondance ; l'agiotage avait gagné toutes les classes, la griserie de la mascarade anéantissait toutes idées nobles.

    Les Ecrouelleux, les Inconcevables, les Merveilleux, le menton caché dans leurs

    cravates démesurées, maudissaient le gouvernement des Directeurs, méconnaissaient les mérites de nos soldats, disant d'un air affadi : Pa'ole victimée, cela ne peut pas du'er !– Les fêtes même données par le Directoire, pour rendre honneur à la vaillance de nos braves, manquaient à la fois de dignité et de véritable grandeur ; le mauvais goût s'y montrait flagrant et le comédisme de ces cérémonies n'en excluait pas le ridicule.

    Lorsque Junot vint apporter au gouvernement les drapeaux conquis à la bataille de la Favorite, il y fut reçu, de même que Murat, en grand apparat ; mais l'aide de camp Lavallette, dans une lettre à un ami intime, relate avec quelle pompe on procédait d'ordinaire aux petites réceptions moins extérieures.

    « J'ai vu, écrivait-il, dans les appartements du petit Luxembourg, nos cinq rois, vêtus du manteau de François Ier, chamarrés de dentelles et coiffés du chapeau à la Henri IV. La figure de La Revellière-Lépeaux semblait un bouchon fixé sur deux épingles. M. de Talleyrand, en pantalon de soie lie de vin, était assis sur un pliant aux pieds de Barras et présentait gravement à ses souverains un ambassadeur du Grand-Duc de Toscane, tandis que le général Bonaparte mangeait le dîner de son maître. A droite, sur une estrade, cinquante musiciens et chanteurs de l'Opéra, Lainé, Lays et les actrices, criant une cantate patriotique sur la musique de Méhul ; à gauche, sur une autre estrade, cieux cents femmes, belles de jeunesse, de fraîcheur et de nudité, s'extasiant sur le bonheur et la majesté de la République ; toutes portaient une tunique de mousseline et un pantalon de soie collant, à la façon des danseuses d'opéra ; la plupart avaient des bagues aux orteils. Le lendemain de cette belle fête, des milliers de familles étaient proscrites dans leurs chefs, quarante-huit départements étaient veufs de leurs représentants et trente journalistes allaient mourir à Sinnanary ou sur les bords de l'Ohio. »

    En dehors des fêtes dédiées à la Victoire, le gouvernement des Directeurs avait,

    selon l'usage antique, institué des fêtes publiques à dates fixes, en l'honneur de la République et de sa fondation ; d'autres étaient consacrées à la Patrie, à la Vertu, à la Jeunesse ; il y eut même la Fête des Epoux, singulier à-propos en ce temps où le divorce faisait rage et où l'on se serait gardé d'élever le plus petit édicule à la Fidélité et surtout à la Constance.

    Le Luxembourg, dont les cinq Directeurs avaient pris possession, était devenu, ainsi que le remarque un poète du temps, une véritable cour ; et, comme cette cour était très accessible aux femmes, grâce au voluptueux Barras, elles y avaient apporté les manières les plus douces. La galanterie avait fait disparaître peu à peu les austérités républicaines et les femmes reprenaient largement l'empire dont elles avaient été dépossédées pendant le long règne de la Convention.

    Les citoyennes de Staël, Hamelin, de Château-Regnault, Bonaparte et Tallien étaient les reines de Paris, et il n'était point de fêtes sans elles. La fille du comte de Cabarrus, l'ex-épouse de M. de Fontenay, la future femme du comte de Caraman-Chimay, la belle en Tallien, semblait surtout la souveraine incontestée du Directoire ; on avait pu attacher au bas de son costume romain cet écriteau satirique : Respect aux propriétés nationales.

     

    On racontait alors un propos d'esprit qui circula longtemps dans cette société frivole : un muscadin s'était attaché aux pas de la grande citoyenne, et, comme celle-ci, énervée, se retournait : « Qu'avez-vous, monsieur, à me considérer ? – Je ne vous considère pas, madame, aurait répondu le badin, j'examine les diamants de la couronne. »

    Il est bon de dire que la ci-devant Mme de Fontenay montra toujours vis-à-vis de tous les déshérités une charité inépuisable ; ce qui fit dire a juste titre que si la citoyenne Bonaparte avait acquis le surnom de Notre-Dame des Victoires, la charmante Mme Tallien méritait en tous points celui de Notre-Dame de Bon Secours.

     

    Le plus éclatant salon du Luxembourg, celui où la meilleure compagnie tenait à se rendre, était incontestablement le salon de Barras. Il était simple et plein de bonhomie ; on y causait peu avec cet esprit de


    Le Jardin des Tuileries, An VII (1799)

    conversation d'autrefois, mais on y riait, on y jouait, on y plaisantait sans façons. M. de Talleyrand s'y asseyait complaisamment à une table de bouillotte et Mme de Staël y venait chuchoter avec Marie-Joseph Chénier ou François de Neufchâteau.

     

     

    Les autres Directeurs recevaient chacun un jour de la décade, mais leurs réceptions manquaient d'éclat. Chez La Revellière-Lépeaux, –Laide peau, comme on le nommait, – le vulgarisateur de la théophilanthropie, on ne parlait que de la religion nouvelle et l'on « mettait ses vices à la question ». Chez Carnot, qui donnait de mesquines soirées dans un petit appartement bas de plafond, on chantait quelques ariettes guerrières et on ne jurait que par « l'Évangile de la gendarmerie ». Chez Letourneur et Rewbell, c'était pis encore on y bâillait et on n'y causait point.

     

    Mais la France entière n'était pas à Paris, elle était représentée surtout au palais Serbelloni à Milan et au château cle Montebello, où une cour brillante se pressait pour rendre hommage à la séduisante Joséphine qui faisait par ses grâces non moins de conquêtes que, par son génie, son illustre époux.

     


    Les agioteurs au Palais Royal,
    An VII (1799)

    Le vrai salon du Directoire, ce fut la rue ; ce fut le Petit Coblentz, puis Tivoli avec ses quarante arpents de verdure, Monceau, et aussi Idalie ; ce fut Biron, ce fut l'Élysée, ce fut même enfin la Butte Montmartre, d'où montèrent tous les soirs dans la nuit dix feux d'artifice qui secouaient sur Paris leurs gerbes de pierreries, leurs paillettes d'or et d'émeraudes. La rue fut agitée par une éternelle fête ; chaque nuit y défilaient, se rendant à Feydeau et aux autres spectacles, les bandes élégantes des agioteurs, des fournisseurs en compagnie de leurs bruyantes maîtresses.

     

     

    L'été, le plaisir se montrait sous la feuillée, à Bagatelle, au Jardin de Virginie, faubourg du Roule, au ci-devant hôtel Beaujon. Les aimables et les Merveilleux raffolaient de ces endroits gazonnés, pleins de ruisseaux, de cascades, de grottes, de tourelles, éclairés de flammes rouges, remplis par le bruit des fanfares, où les nymphes à demi nues ne songeaient guère à fuir sous les saules. Le principal temple de la Joie, le plus attirant fut Tivoli, mélange de côteaux, de cascatelles, de sentiers


     

    sinueux, où l'on passait au milieu d'une haie de jolies femmes, et où se tenaient tous les jeux connus à Cythère. Dans ce pays de l'Astrée éclairé par les fantaisies pyriques des Ruggieri, égayé par les cabrioles, les chansons légères, les parades de foire, par l'apparition des acrobates de tous genres, la société du Directoire se complaisait inconsciente et carnavalesque.

     

     

    « Bruyants plaisirs, s'écriait Mercier, les femmes sont dans leur élément au milieu de votre tumulte ! Le contentement perce dans leur maintien, malgré leur déchaînement épouvantable contre le temps qui court ; jamais elles n'ont joui d'une telle licence chez aucun peuple ; la rudesse jacobine expire même devant les non cocardées. Elles ont dansé, bu, mangé, elles ont trompé trois ou quatre adorateurs de sectes opposées, avec une aisance et une franchise qui feraient croire que notre siècle n'a plus besoin de la moindre nuance


     

    d'hypocrisie et de dissimulation et qu'il est au-dessous de nous de pallier nos habitudes et nos goûts quels qu'ils soient.

     

     

    « Quel bruit se fait entendre ? Quelle est cette femme que les applaudissements précèdent ? Approchons, voyons. La foule se presse autour d'elle. Est-elle nue ? Je doute. Approchons de plus près, ceci mérite mes crayons : je vois son léger pantalon, comparable à la fameuse culotte de peau de Mgr le comte d'Artois, ce pantalon féminin, dis-je, très serré, quoique de soie, est garni d'espèces de bracelets. Le justaucorps est échancré savamment et, sous une gaze artistement peinte, palpitent les réservoirs de la maternité. Une chemise de linon clair laisse apercevoir et les jambes et les cuisses, qui sont embrassées par des cercles en or et diamantés.

     

    Une cohue de jeunes gens l'environne avec le langage d'une joie dissolue. Encore une hardiesse de Merveilleuse, et l'on pourrait contempler parmi nous les antiques danses des filles de Laconie il reste si peu à faire tomber que je ne sais si la pudeur véritable ne gagnerait pas à l'enlèvement de ce voile transparent. Le pantalon couleur de chair, strictement appliqué sur la peau, irrite l'imagination et ne laisse voir qu'en beau les formes et les appas les plus clandestins ;... et voilà les beaux jours qui succèdent à ceux de Robespierre ! »

     

     

    En automne, les concerts, les thés, les théâtres attiraient même affluence de


     

    robes transparentes et de mentons embéguinés ; on rigaudonnait, on prenait des glaces chez Garchy et chez Velloni ; le pavillon de Hanovre faisait fureur : dans cette partie de l'ancien hôtel de Richelieu, les déesses couronnées de roses, parfumées d'essence, flottant dans leurs robes à l'athénienne, œilladaient aux Incroyables, agitaient l'éventail, allaient, venaient, tourbillonnaient, rieuses, chiffonnées, provocantes, le verbe, haut, l'œil insolent, cherchant le mâle.

     

     

    Et chacun clabaudait dans l'assemblée des hommes, on y mettait cyniquement et à plaisir à découvert le gouvernement de jouisseurs : « Toutes ces femmes que tu vois, clamait un jeune Spartiate à son voisin... – Hé bien ? – Elles sont entretenues par des députés. – Tu crois ? – Si je crois !... Celle-ci, aux yeux vifs, à la taille svelte, c'est la maîtresse de Raffron, le même qui proclame la cocarde comme le plus bel ornement d'un citoyen. – Cette demoiselle à la gorge nue et couverte de diamants, c'est la sœur de Guyomardl : on a payé sa dernière motion avec


     

    les diamants de la couronne. Là-bas, cette blonde élancée, c'est la fille cadette d'Esnard, qui a mis de côté cent mille écus pour sa dot : on la marie demain. Il n'y a pas, vois-tu, concluait le jeune homme, un seul membre du Corps législatif qui n'ait ici deux ou trois femmes dont chacune des robes coûte à la République une partie de ses domaines. »

     

     

    Ainsi les propos s'entre-croisaient, propos de galanterie, de marchandage, de politique, d'agiotage, quolibets et calembours. Toutes les opinions, toutes les castes se trouvaient réunies dans ces Sociétés d'abonnement, où l'on acclamait M. de Trénis, le Vestris des salons. Les femmes du meilleur monde, qui craignaient de montrer du luxe et d'attirer l'attention en recevant habituellement chez elles, ne redoutaient point de se mêler aux nymphes galantes qui fréquentaient même Thélusson et l'hôtel de Richelieu ; on y allait en grande toilette ; mais, par instinct, on préférait le négligé.


    Les premières Montagnes Russes, An VII (1799)

     

     

    – Thélusson, Frascati, le pavillon de Hanovre étaient composés à peu près, au dire de Mme d'Abrantès, de la meilleure société de Paris. On y allait en masse, au sortir de l'Opéra ou de tout autre spectacle ; quelquefois par bande de vingt-cinq d'une même société ; on y retrouvait ses anciennes connaissances, puis on rentrait sur le tard prendre une tasse de thé..., un thé... de véritable macédoine car il y avait de tout, depuis des daubes jusqu'à des petits pois et du vin de Champagne.

     

    Les femmes du Directoire n'avaient, il faut bien le dire, aucune des délicatesses et des grâces alanguies que nous leur prêtons par mirage d'imagination ; aucun de ces charmes amenuisés et anémiés qui constituèrent par la suite ce qu'on nomma la distinction. Presque toutes furent des luronnes, des gaillardes, masculinisées, fortes sur le propos, à l'embonpoint débordant, véritables tétonnières à gros appétit, à gourmandise gloutonne, dominées exclusivement par leurs sens, bien qu'elles affectassent des pâmoisons soudaines ou de mensongères migraines.

     

    Il fallait les voir, après le concert, se ruer au souper, dévorer dindes, perdrix froides, truffes et pâtés d'anchois par bouchées démesurées, boire vins et liqueurs, manger en un mot, selon un


    Le Bal de l'Opéra, An VIII (1800)

    pamphlétaire, pour le rentier, pour le soldat, pour le commis, pour chaque employé de la République. Ne leur fallait-il point se faire « un coffre solide » pour résister aux fluxions de poitrine qui guettaient à la sortie ces nymphes dénudes ? Les vents coulis d'hiver auraient vite eu raison d'une robe de linon ou d'une friponne tunique au lever de l'aurore, si une sur-alimentation ne les eût préservées.

     

     

    La Merveilleuse et la Nymphe, créatures typiques de cette époque de corruption profonde et de libertinage ouvert, où tous les êtres mineurs s'émancipèrent d'eux-mêmes, où l'on proclama le sacrement de l'adultère, Merveilleuses et Nymphes furent les divinités reconnues aux décadis et à toutes les fêtes païennes de la République : beautés plastiques, prêtresses de la nudité et du dieu des jardins, femmes folles de leur corps, chez qui l'âme a déserté, 'perdues dans la fausse mythologie qui les porte à se gréciser par amour de l'antique afin de pouvoir se comparer aux Vénus de la statuaire et aux diverses héroïnes de la Fable .

     

    Les jeunes gens à la mode furent aussi leurs dignes partenaires. Écoutons une


     

    contemporaine qui nous esquissera leur portrait en quelques lignes :

     

     

    « Présomptueux plus que la jeunesse ne l'est ordinairement ; ignorants, parce que depuis six ou sept ans l'éducation était interrompue, faisant succéder la licence et la débauche à la galanterie ; querelleurs, plus qu'on ne le permettrait à des hommes vivant continuellement au bivouac ; ayant inventé un jargon presque aussi ridicule que leur immense cravate qui semblait une demi-pièce de
    mousseline tournée autour d'eux, et par-dessus tout, fats et impertinents.

     

    En guerre avec le parti royaliste du club de Clichy, ils prirent un costume qui devait différer de tous points de celui des jeunes aristocrates : un très petit gilet, un habit avec deux grands pans en queue de morue, un pantalon dont j'aurais pu faire une robe, des petites bottes à la Souvarow, une cravate dans laquelle ils étaient enterrés ; ajoutons à cette toilette une petite canne en forme de massue, longue comme la moitié du bras, un lorgnon grand comme une soucoupe, des cheveux frisés en serpenteaux, qui leur cachaient les yeux et la moitié du visage, et vous aurez l'idée d'un incroyable de cette époque. »

     


     

    Inspectons, au début de l'an V, ces Olympiennes du Directoire à cette illustre promenade de Longchamp qui venait d'être rétablie et dont le défilé n'était qu'un assaut de luxe et de beauté et un incroyable concours de toilettes. Suivons-les, à travers les éphémérides de la mode, jusqu'aux dernières années du siècle.

     

     

    Rien de moins français que la mise des élégantes à ce début de l'an V. Ce ne furent que tuniques grecques, cothurnes grecs, dolmans turcs, toquets suisses ; tout annonçait des voyageuses disposées à courir le monde. Ce qui surprit davantage après les Titus, les coiffures à la victime et à l'hérissé, ce fut la préférence aveugle donnée aux perruques. Peu auparavant, à ce seul nom, une belle frissonnait ; mais le sacrifice de ses cheveux en cette époque républicaine était devenu un triomphe... ; avec cela, robe retroussée jusqu'au mollet : ce dégagement, d'accord avec les souliers plats, donnait aux femmes une allure décidée et hommasse peu en rapport avec leur sexe.

     

    Sur les coiffures on disposait un coquet béguin, assez semblable aux toquets du premier âge ou bien un chapeau spencer à haute


     

    calotte cannelée avec plume de vautour. La même année vit les toquets froncés à coulisses, le toquet d'enfant garni en dentelles, tantôt en linon, tantôt en velours noir, cerise, violet ou gros vert, avec une ganse plate sur les coutures et une dentelle froncée sur le bord.

     

     

    On porta même le turban à calotte plate, orné de perles et d'une aigrette, mis à la mode par l'arrivée d'un ambassadeur turc à Paris ; on vit en plus la capote anglaise garnie de crêpe, le bonnet à la jardinière, le chapeau casque-ballon, le bonnet à la folle, garni de fichus multicolores, de blondes et de dentelles, qui cachaient à demi le visage ; la cornette en linon gazé, le chapeau blanc à la Lisbeth sur un toquet cerise que la Saint-Aubin venait de mettre en vogue clans l'opéra de Lisbeth au Théâmtre-Italien ; le chapeau à la Primerose, également emprunté à la pièce de ce nom, le casque à la Minerve, le turban en spirales et vingt autres couvre-chefs plus charmants, plus gracieux les uns que les autres, mais qui, pour extravagants qu'ils fussent, seyaient à merveille à tous ces


     

    visages provocants et animés par la fièvre de vivre.

     

     

    Le fichu fut également porté en négligé, drapé, chiffonné au hasard ; aucune règle n'en détermina la forme, le goût seul présidait à sa confection, et ce fut bien la plus adorable coiffure du monde, la plus coquine : point de chignon, quelques cheveux épars sur le front, une draperie amplement bouillonnée, une bride noire et l'attention de ménager les trois pointes, voilà seulement ce que l'usage généralisa.

     

    Il fallait voir les grisettes en négligé du matin : une gravure nous présente une Parisienne dans cette tenue de la première heure ; le premier fichu blanc venu lui tient lieu de coiffe, les cheveux errent à l'aventure et le chignon reste invisible ; camisole blanche serrée à la taille et jupon rayé, bas à coins ; mules de maroquin vert : ainsi costumée, la belle s'en allait chercher sa provision au marché le plus proche ; point de panier, mais un mouchoir blanc à la main pour recevoir les œufs, les fleurs et les fruits. Avec cette grosse emplette on la voit revenir gaiement, tenant d'une main le petit paquet et de l'autre le jupon, relevé très haut jusqu'au genou afin de bien laisser voir la chemise blanche et le mollet convenablement placé et enfermé dans son tricot blanc immaculé.

    Pour la promenade matinale, les Parisiennes, afin de mieux se livrer aux caresses du zéphyr, dépouillaient tout ornement superflu ; une robe mince


    Les réunions au Luxembourg
    An VIII (1800)

    dessine les formes, un schall de linon jaune citron ou rose pâle tient lieu de fichu ; sur la tête un simple béguin, dont la dentelle s'échappe sous une gaze ornée de paillettes ; aux pieds des petits cothurnes rouges, dont les rubans de même couleur s'enroulent autour de la jambe : tel était le costume dans lequel les grâces assistaient, déjà sur le tard, au lever du soleil.

    Dans le jour on ne voyait que chemises à la prêtresse, robes de linon coupées sur patron antique, robes à la Diane, à la Minerve, à la Galatée, à la Vestale, à l'Omphale, moulées au corps, laissant les bras nus et, bien que dégagées, modelant les formes comme des draperies mouillées.

     

    On exigeait des costumes qui dessinassent les contours et eussent de la transparence. Les médecins s'évertuaient à répéter sur tous les tons que le climat de France, si tempéré qu'il soit, ne comportait cependant pas la légèreté des costumes de l'ancienne Grèce ; mais on ne se souciait aucunement des conseils des Hippocrates, aussi, Delessart put affirmer, à la fin de l'an VI, avoir vu mourir plus de jeunes filles, depuis le système des nudités gazées, que dans les quarante années précédentes.

     

    Quelques audacieuses, parmi lesquelles la belle Mme Hamelin, osèrent se promener entièrement nues dans un fourreau de gaze ; d'autres montrèrent leurs seins. découverts, mais ces tentatives impudiques ne se renouvelèrent point ; le bon sens blagueur du populaire les fit avorter dès le début et les extravagantes qui n'avaient pas eu le sentiment de leur impudeur sentirent la crainte de leur impudence quand les huées et les apostrophes des passants les poursuivirent jusques à leur domicile.

     

    Les modes transparentes se modifièrent cependant peu à peu ; tout change vite dans l'empire féminin. Vers le mois de brumaire an VII, les robes à l'Égyptienne, les turbans à l'Algérienne, les fichus au Nil et les bonnets en crocodile occupèrent un instant l'esprit de nos frivoles. La campagne d'Égypte mit en vogue d'énormes turbans multicolores à côtes et à plumes recourbées, dont le fond était de nuance unie opposée à la toque ; le réticule ou ridicule revint en faveur sous une forme militaire, on le varia à l'infini, et les devises, les devinettes, les arabesques, les camées, les chiffres l'ornèrent tour à tour.

     

    On ébouriffa à la main les cheveux à la Titus ou à la Caracalla ; on porta des chapeaux jockey, des chapeaux de courrier, des chapeaux de chasse, garnis de velours coquelicot ; le chapeau au ballon et le casque eurent grand succès. La multiplicité des modes qui se rivalisaient, se croisaient, se succédaient « avec la


    Un tripot au Palais Royal,
    An VIII (1800)

    rapidité des éclairs », arriva à égarer et effarer jusqu'aux directeurs de journaux attitrés.

     

     

    Les schalls surtout défrayèrent la chronique ; on les portait en sautoir, bien drapés sur l'épaule et ramenés sur le bras, les extrémités flottant au vent; on raffina sur les schalls aux couleurs vives, ponceau, orange, abricot avec bordures à la grecque noires ou blanches; on en essaya de toutes les formes, de toutes les étoffes, de tous les tons ; on en fabriqua en drap, en casimir, en serge, en tricot de soie et plus communément en poil de lapin gris. Schalls en pointe, schalls carrés, schalls houppelandes, d'hiver et d'été. Les élégantes commencèrent à couvrir leurs appas et les souliers cothurnes disparurent peu à peu.

     

    Quant au costume des hommes au milieu de l'an VII, en voici un croquis ébauché par la tête. Le chapeau demi-haut de forme est à petits bords, relevés sur les côtés et abaissés sur le devant et à l'arrière ; les cheveux sont toujours à la Titus, en accord avec les favoris, qui tombent au milieu de la joue et descendent parfois jusque sous le menton ; le bon ton exige que les favoris soient noirs, lors même que les cheveux seraient blonds ; les impossibles ont plus d'un moyen pour satisfaire à la mode. La cravate est haute, toujours blanche et à nœuds très affilés en queues de rat. Elle engonce le cou jusqu'à l'oreille. La chemise plissée est en fine batiste ; on la voit à travers la large échancrure du gilet.

     

    L'habit est ordinairement brun foncé, à collet noir ou violet, croisé avec boutons de métal uni. Le pantalon, très collant, est en casimir chamois ; il règne sur les coutures une petite ganse d'or, à la manière des hussards. La mode implique un énorme cachet de parade à l'extrémité des chaînes de montre : au lieu de canne un simple petit crochet de bambou, bottes molles venant à la naissance du mollet ; au bal, frac noir, culotte de couleur et souliers. La nuance des pantalons est jaune serin et vert bouteille.

     

    Les modes furent si changeantes de 1795 à 1799 qu'il ne faudrait pas moins de


     

    deux gros volumes in-octavo pour en fixer les différents caractères et les principales variations. Mercier lui-même, qui saisissait cependant sur l'heure d'un crayon si habile et si fin ces physionomies parisiennes, semble déconcerté de se voir si vite distancé par le changement des costumes féminins :

     

     

    « Il y a peu de jours, dit-il, la taille des femmes illustres se dessinait en cœur ; actuellement celle des corsets se termine en ailes de papillon dont le sexe semble vouloir en tout se rapprocher et qu'il prend le plus souvent pour modèle. Hier, c'étaient les chapeaux à la Paméla, aujourd'hui les chapeaux à l'anglaise ; hier elles se paraient de plumes, de fleurs, de rubans, ou bien un mouchoir en forme de turban les assimilait à des odalisques ; aujourd'hui, leurs bonnets prennent la même forme que ceux de la femme de Philippe de Commines ; hier, leurs souliers élégants étaient chargés de rosettes et fixés au bas de la jambe avec un ruban artistement noué ; aujourd'hui, une grande boucle figurée en paillettes leur couvre presque entièrement le pied et ne laisse apercevoir que le bout d'un léger bouquet dont la broderie vient finir sur la petite pointe du soulier. Et que l'on ne croie pas que ce soit ici la caricature de nos illustres ; à peine est-ce une légère esquisse de leurs folies, de leurs changements variés à l'infini. »

     

    Les Merveilleuses survécurent de deux ans aux Incroyables ; Mme Tallien, cette éventée qui les personnifia si gracieusement, nous fournit un modèle de la dernière heure ; elle vint chez Barras, à la fin de 1795, avec une robe de mousseline très ample, tombant en larges plis autour d'elle et faite sur le modèle d'une tunique de statue grecque ; les manches étaient rattachées sur le bras par des boutons en camées antiques ; sur les épaules, à la ceinture, d'autres camées servaient d'attache ; pas de gants ; à l'un des bras, un serpent d'or émaillé dont la tête était une émeraude.

     

    Les bijoux se portaient en nombre aux bras, aux doigts, au cou, en bandeaux, en aigrettes sur turbans ; on ne peut se faire une idée de la quantité innombrable de diamants alors en circulation ; les chaînes de cou, d'une longueur excessive, tombant jusqu'au genou, relevées et agrafées au-dessous du sein, étaient adoptées par la majorité des femmes. Des rivières de pierres précieuses et de diamants enserraient leur gorge ; les ceintures étaient gemmées et les perles couraient en zigzags sur la gaze des robes et des coiffures ; les camées, mis en relief clans les toilettes de Mme Bonaparte, à son retour d'Italie, ornèrent les cheveux et le cou ; on vit jusqu'à des perruques enrichies de plaques et de ces colombes, dits esprits, en diamants.

     

    Dans une lettre inédite à une amie très tendre, la citoyenne Bazin, établie à


     

    Rouen, le nommé Favières, auteur dramatique alors célèbre, expose à la date de fructidor 1798, le charme des femmes qu'il coudoie. Nous en extrayons ce curieux passage :

     

     

    « La mise des femmes à Paris est délicieuse, ma chère sœur ; la manche de la robe ne descend que cinq à six doigts au-dessus du coude, les rubans croisés par derrière et passant sous les bras en faisant le tour sur chaque épaule, reviennent former une ceinture avec une rosette sur le côté ; la taille est courte, ce qui grandit singulièrement la plus petite femme. Presque toutes vont à pied ; beaucoup, parées comme des nymphes, relèvent le jupon et la robe par le côté et portent avec grâce tout le flot des plis rassemblés sur le bras, découvrant ainsi la jambe jusqu'au genou par devant et quelque peu de jarret par derrière.

     

    « Au total, il faut bien avouer qu'elles ont une langueur, un charme, une coquetterie, un petit air coquin et abandonné qui damnerait un hermite. – Toujours la perruque blonde, et presque rien autre sur le corps que du linon, de la gaze ou du crêpe. Le soulier plat de satin vert pomme, le bas de soie blanc à coins de satin brodé rose ou lilas ; le chapeau très large et plat tombant sur les côtés comme un parasol, et le tout garni de rubans à grosses coques, la forme toute ronde sur la tête. – Je t'assure, il faut voir tout cela pour modeler ses habillements si l'on veut être muse comme elles le sont. – Le détail n'est rien en comparaison de la vue. »

     

    L'anglomanie sévissait sur les moeurs et les modes non moins que l'anticomanie ; pour certaines élégantes, rien n'était de bon goût et de jolie façon si l'usage n'en était pas établi à Londres. Ce fut au point que certaines ouvrières françaises franchirent le détroit pour satisfaire plus sûrement à leur clientèle ; elles retrouvèrent au delà de la France l'ancienne maison de Mlle Bertin, la célèbre modiste parisienne, ainsi que de nombreuses émigrées, alors établies marchandes de modes, et qui avaient su vulgariser pour autrui le goût exquis qu'elles montraient autrefois à la Cour pour elles-mêmes.

     

    Du pays des brumes nous vinrent des douillettes bordées de velours, le spencer bordé en poil, ouvert sur la poitrine demi-nue, donnant aux dames un faux air Lodoïska ; les bonnets paysanne, les dolmans, qu'on écrivait dolimans, et une multitude de costumes d'un arrangement assez heureux. – Les chapeaux-capotesen linon, en organdi, en dentelle avec ganses perlées, furent bien accueillis sur la fin de l'an VII ; on les portait de nuance blanche, rose, jonquille ou bleue ; ils


    Les Petis Patriotes An VIII (1800)

    accompagnaient la mode des tabliers-fichus, de couleur assortie ; ces tabliers formaient à la fois ceinture et fichu ; on les nouait d'abord par derrière avec des rubans en rosettes.

     

     

    Cette parure pouvait paraître au premier coup d'oeil un objet de luxe ; mais, dit un écrivain de modes, « si l'on en venait à considérer la finesse transparente de la robe qui servait souvent de chemise, on lui reconnaissait la même utilité qu'aux tabliers des sauvages ».

     

    Un citoyen « amateur du sexe », Lucas Rochemont, songea, vers la fin du Directoire, à ouvrir un concours de modes nouvelles entre les véritables élégants de France, la mode primée devant porter le nom de sa créatrice. Il fit part à La Mésangèrede cet ingénieux projet dans la lettre que voici :

     

    « Vous parlez périodiquement, Citoyen, des prodiges de la Mode, de ses formes multipliées, de ses succès inouïs ; mais vous gardez le silence sur les séduisants objets qui lui ouvrent une si brillante carrière. En effet, que serait la Mode sans les grâces du sexe charmant qui la fait admirer? Une fugitive qui échapperait à tous les yeux. Mais elle doit tout aux belles ; et son élégance, et sa richesse, et sa simplicité ; rien n'est bien, n'est beau sans leur concours. N'est-ce pas le bon goût qui admet telle ou telle folie de la Mode ? et le bon goût n'est-il pas le cachet de la beauté ? A ce titre, je voudrais, Citoyen, qu'à chaque époque qui nous amène une mode nouvelle, vous rendissiez justice à qui elle appartient, et que vous nommassiez celle qui l'a créée ; ce serait un moyen d'émulation qui nous mettrait en mesure de connaître à qui nous sommes redevables de tel ou tel changement clans la parure des dames et qui nous ouvrirait un temple où chacun aurait la faculté de porter son encens aux pieds de la divinité à laquelle il accorderait la préférence. »

     

    Ce projet original n'eut pas de suite, et cela est fâcheux, car, à part une vingtaine de jolies femmes à demi célèbres de l'entourage de Notre-Dame de Thermidor, nous ignorons presque complètement les noms des élégantes de l'époque du Directoire. Toutes ces nymphes et merveilleuses sont anonymes, toutes ces beautés grecques et romaines passent voilées, et l'histoire anecdotique reste aussi muette à leur égard que s'il s'agissait des pimpantes petites chercheuses d'amour des Prés-Saint-Gervais.

     

    Ces « beautés fières et majestueuses » se nomment Calypso, Eucharis, Phryné; elles ont tout laissé voir à travers leurs robes ouvertes aux Apollons du jour sous l


    Un salon de Fracasti, An VIII (1800)

    les ifs chargés de lampions septicolores de Frascati ; mais, de cette longue mascarade dans les jardins d'Armide des bons républicains, peu de personnalités ressortent ; l'eau de volupté qui brillantait leurs charmes d'éternelle jeunesse les a confondues dans une même vision idéale de charmeuses.

     

     

    Quoi qu'il en soit, ces modes extravagantes qui, pour ainsi dire, « essuyèrent les plâtres » de la société nouvelle, ces modes folles, incohérentes, insaisissables que nous venons de décrire d'une plume cursive, ces modes de nos Impossibles peuvent être considérées comme les types fondamentaux et transitoires qui influencèrent le costume civil de ce XIXe siècle entier. A ce titre, elles mériteraient de trouver leur monographe.

     

    Nous voudrions voir écrire l'Histoire des modes sous la Révolution et le Directoire. – Pour avoir à peine effleuré le sujet, comme un hanneton éperdu dans cet immense vestiaire de gazes, nous n'en sommes pas moins assuré que ce serait là un sujet passionnant pour quelque chercheur convaincu, amoureux du passé et assez furieusement féministe pour aimer à secouer toutes ces légères tuniques encore si pénétrantes et si troublantes en raison des belles formes voluptueuses et de la vie tout ivre de mouvement et de plaisir qu'elles ont contenues.

      

    SOURCES " Paris Pittoresque" lien..http://www.paris-pittoresque.com/costumes/1-6.htm

      

     

     

    « Honoré D'ESTIENNE D'ORVESLa véritable histoire de la Chouannerie »
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