• Lin Huiyin

     

     

    Lin Huiyin (林徽因) est l’une des plus brillantes représentantes de l’élite littéraire chinoise des années

    1930-1940, mais elle fut aussi la première architecte chinoise. Elle est restée dans les annales comme一代才女” : la femme talentueuse d’une époque, ou d’une génération, mais c’est un éloge quelque peu ambivalent, ce terme de 才女cáinǚ renvoyant implicitement aux femmes lettrées d’autrefois, qui écrivaient dans leur boudoir, perdues dans des songes creux ou l’éternel regret d’amours inabouties.

     

    On ne saurait mieux définir Lin Huiyin, cependant, car toutes les ambivalences du personnage apparaissent en filigrane derrière ces quatre caractères. Ambivalence car elle était

    l’une des deux éminentes représentantes du jingpaidont le discours néo-traditionnel ne faisait guère de place aux femmes que dans l’ordre du local et du familial. Ambivalence

     

    Lin Huiyin (林徽因)

    car elle était architecte épouse d’architecte, et que son nom, dans ce domaine, n’apparaît le plus souvent que comme assistante, au mieux inspiratrice de son époux. Ambivalence enfin parce qu’elle était belle, et que l’on a bâti toute une légende dorée autour de ses amours de jeunesse, comme si la vie

    d’une femme, aussi intelligente et talentueuse soit-elle, ne pouvait in fine se réduire qu’à quelque romance, tragique de préférence.

     

    Heureusement, son œuvre littéraire connaît aujourd’hui un regain d’intérêt ; un volume complet en a été publié en janvier 2010. Si elle tient en un seul volume, c’est que Lin Huiyin cumulait ses recherches

    d’architecte et sa carrière d’écrivain, et qu’elle a été fauchée très tôt par la tuberculose, mais la qualité et l’originalité de ce qu’elle a écrit ne peut que faire amèrement regretter qu’elle ait disparu si jeune.

     

    Jeunesse et adolescence dorées

     

    Enfant

     

    Lin Huiyin est née en 1904 à Hangzhou, mais sa famille paternelle était originaire de Minhou (闽侯), dans la province du Fujian. Son père, Lin Changmin (林长民), était un éminent personnage, né en 1876, « talentueux rêveur politique » selon les termes du sinologue Jonathan Spence (1). En 1906, il partit étudier trois ans au Japon, à l’université Waseda, prestigieuse université privée, fondée dans un esprit libéral visant à l’harmonie entre cultures orientale et occidentale, qui forma nombre d’intellectuels chinois et ‘rêveurs politiques’ de l’époque.

     

    Mais Lin Changmin était typique de cette époque, justement, à cheval entre idéal moderniste et persistance de la tradition. Comme son épouse ne lui donnait pas de fils, il prit

    deux concubines. Lin Huiyin était la fille, et seul enfant survivant, de la première concubine ; bien

    qu’étant l’enfant préférée de son père, elle vécut une enfance tiraillée entre l’amour de son père et la jalousie de l’épouse qui ne supportait pas la présence des concubines, situation classique.

     

    Elle eut un début d’éducation très traditionnel, commençant, à l’âge de cinq ans, à apprendre ses premiers caractères et poèmes avec l’une de ses tantes du Fujian, Lin Zemin (林泽民). Son père occupa divers postes officiels à son retour du Japon, en 1909, dont représentant du Fujian à l’assemblée provisoire. La famille déménagea à Shanghai en 1912, et Lin Huiyin, qui avait huit ans, entra dans une école primaire de Hongkou (虹口爱国小学).

     

    Puis, en juillet 1917, Lin Changmin fut nommé procureur général du gouvernement Beiyang (北洋政府司法总长), en poste à Pékin. Lin Huiyin entra alors, avec ses trois sœurs, dans un établissement de missionnaires britanniques de la capitale, l’école Peihua (北京培华女中). Une exposition sur

    l’évolution du qipao, qui a eu lieu de juin à septembre dernier au muséum d’histoire de Hong Kong, donnait l’uniforme de

     

    A l’école Peihua

    l’école Peihua, jupes grises et pull noir, comme exemple de ce qui se faisait de plus chic et résolument moderne à l’époque : la « nouvelle tenue civilisée » (文明新装). Il se trouve que la photo de l’exposition qui illustrait la tenue en question est, sans les nommer, celle… de Lin Huiyin et de ses trois sœurs : preuve, s’il en fallait, qu’elles faisaient partie de l’élite progressiste à Pékin. 

     

    Saint-Mary’s College vers 1920

     

    En 1920, Lin Changmin fut envoyé à Londres comme représentant du gouvernement Beiyang auprès de la Ligue des Nations dont la Chine était un des membres fondateurs : il emmena avec lui sa fille Huiyin, qui avait alors seize ans, pour lui servir de compagne et d’hôtesse, et l’inscrivit au Saint Mary’s College, qui était encore à l’époque dans les splendides locaux victoriens de Brook Green.

     

     

    C’est alors que Huiyin rencontra le jeune poète Xu Zhimo (徐志摩) qui arrivait des Etats-Unis, initialement pour suivre des cours à la London School of Economics, mais trouva très vite à Cambridge un environnement qui lui convenait mieux, et qui décida de sa carrière littéraire. Il est certain que Xu Zhimo tomba éperdument amoureux de Lin Huiyin : marié en 1915 par décision paternelle à une riche héritière, Zhang Youyi (张幼仪), il demanda ensuite le divorce, puis se remaria, mais, dit la chronique, resta éternellement amoureux de Huiyin, ce qui prit une tournure tragique lorsqu’il disparut dans un accident d’avion, en 1931, alimentant les rumeurs et inspirant divers scénarios romantiques depuis lors (2).

     

    Huiyin, elle aussi, tomba vraisemblablement sous le charme du poète, mais ils n’eurent pas le temps de développer beaucoup leur relation : en novembre, Lin Changmin repartit

     

    Xu Zhimo (徐志摩)

    à Pékin, non point, comme on le dit souvent, pour enlever sa fille à cette influence nocive, mais plus prosaïquement parce que le siège de la Société des Nations fut alors transféré à Genève, et qu’il fut rappelé à Pékin pour d’autres missions. Ce qui n’empêche pas qu’il ait peut-être été ravi d’emmener sa fille…

     

    Avec R. Tagore (泰戈尔)

    lors de son voyage à Pékin

     

    Il avait en effet d’autres visées pour elle : Liang Sicheng (梁思成), fils d’un de ses amis de longue date, Liang Qichao (梁启超), philosophe, historien, journaliste et grand réformiste de la fin des Qing, principal initiateur de la réforme dite des « Cent Jours ». Xu Zhimo, d’ailleurs, était lui-même un fervent disciple de Liang Qichao et c’est sur ses conseils qu’il était parti faire des études d’économie politique aux

    Etats-Unis. Mais il était revenu poète de Cambridge.

     

    De retour à Pékin, en 1923, il fonda la « société du croissant de lune » (新月社) avec Wen Yiduo (闻一多), Hu Shi (胡适) et quelques autres. Le nom de la société venait d’un poème du Rabindranath Tagore, prix Nobel de littérature 1913, qu’ils admiraient – et qui eut une grande influence sur toute leur génération. Ils l’invitèrent à Pékin. Lin Huiyin, qui participait aux activités de la société, lui servit de guide et d’interprète, avec Xu Zhimo. Mais son destin était maintenant d’être aux côtés de Liang Sicheng.

     

    Etudes aux Etats-Unis, mariage et retour en Chine

     

    Liang Sicheng était né à Tokyo en 1901, pendant l’exil forcé de son père après l’échec de la réforme des Cent Jours. La famille était revenue en Chine en 1912, après la chute de la dynastie, Liang Qichao reprenant son activisme politique en faveur de la démocratie, et s’opposant, entre autres, en 1915, à la

    tentative de Yuan Shikai de se proclamer empereur.

     

    Sicheng entra cette année-là dans ce qui allait devenir l’université Qinghua, mais n’était encore que l’école préparatoire Qinghua ou Qinghua Xuetang (清华学堂), créée en 1911 avec des fonds provenant des indemnités payées par les Etats-Unis à la suite de la révolte des Boxers, les étudiants étant ensuite envoyés étudier aux Etats-Unis avec des bourses du gouvernement financées de la même manière.

     

     

    Le premier bâtiment de Qinghua清华学堂

     

    Avec son père vers 1920

     

    C’est dans ces conditions que les deux jeunes étudiants partirent en juin 1924, d’abord à

    l’université Cornell pour le programme d’été, puis à l’université de Pennsylvanie à l’automne,

    n’ayant l’autorisation de se marier qu’une fois diplômés. Ils devaient étudier tous les deux

    l’architecture, mais l’école d’architecture de

    l’université de Pennsylvanie, à l’époque,

    n’admettait pas de femmes ; Lin Huiyin s’inscrivit donc dans la section Beaux-Arts, tout en suivant les cours d’architecture. Elle eut son diplôme en 1927, après avoir terminé le cursus de quatre années en trois.

     

    Après un stage à Yale, Lin Huiyin rejoignit Sicheng à Harvard qui venait d’y passer un an de recherches sur l’architecture chinoise ; au printemps 1928, ils partirent ensemble à Vancouver où ils se marièrent, rejoignant la Chine après un petit périple en Sibérie en août 1928.

     

    Ils furent alors invités à l’université du Nord-Est (东北大学), à Shenyang, qui avait été créée cinq ans plus tôt et était en pleine expansion. Avant de s’y rendre, cependant, Lin Huiyin rendit visite à sa famille dans le Fujian où elle donna deux conférences sur « architecture et littérature » (《建筑与文学》)et «l’art des jardins » (《园林建筑艺术》) ; puis, avec son oncle Lin Tianmin (林天民), elle dessina le théâtre « de la rue de l’Est » de Fuzhou (福州东街文艺剧场), à

    l’emplacement de l’actuel cinéma Mingxing du jardin Juchun (聚春园明星影城). 

     

    A Shenyang, les deux époux créèrent un département

    d’architecture, dont le cursus avait pour modèle celui de

    l’université de Pennsylvanie. Lin Huiyin enseigna l’histoire de la décoration architecturale, et donna également un cours

    d’anglais technique. Malheureusement, l’occupation de la

     

    Avec son mari Liang Sicheng

    ville par les Japonais à la suite de l’incident dit « de Mukden » (ou 九一八事变) du 18 septembre 1931 mit fin à leur travail et les obligea à revenir à Beiping.

     

    Ils devinrent membres d’un institut qui avait été créé en 1929 : l’Institut d’étude de l’architecture chinoise (中国营造学社) ; Lin Huiyin participa activement aux travaux de recherche, voyageant avec Liang Sicheng dans une bonne partie de la Chine pour étudier des monuments anciens et participant également à la rédaction, à partir de leurs études de terrain, de nombreux articles et livres, bien que son nom n’y apparaisse qu’occasionnellement.

     

    Dans les années 30

     

    C’est alors, en 1932, que les deux époux firent la connaissance d’un jeune couple américain, les Fairbank, dont ils devinrent les amis intimes. Wilma était venue rejoindre John King Fairbank, alors chargé de cours à l’université Qinghua, et ils venaient de se marier. Jusqu’à leur retour aux Etats-Unis en 1936, ils fréquentèrent régulièrement Lin Huiyin et son époux, et, dans son livre cité plus haut (1), elle nous a laissé des témoignages personnels des frustrations alors ressenties par Huiyin : « Je l’ai vraiment aidé [Liang Sicheng], même si c’est difficile à croire pour beaucoup. » L’écrivain et journaliste Xiao Qian (蕭乾), compagnon de route du jingpai, l’a appelée l’« héroïne anonyme » (无名英雄)…

     

    En même temps, cependant, Lin Huiyin se fit un nom comme écrivain, commençant, dans les quelques moments de liberté

    que lui restaient, à écrire des poèmes dont le style se nourrissait d’images empruntées à ses écrits sur

    l’architecture, ceux-ci, en retour, étant écrits dans un style poétique très personnel.

     

    Poèmes et nouvelles

     

    Elle a écrit la plupart de son œuvre littéraire dans les années 1931-1937, entre le moment où ils furent chassés de Shenyang par l’invasion japonaise, et celui où la guerre les força à nouveau à déménager, cette fois vers l’ouest, avec le flot des réfugiés, et en particulier des intellectuels, fuyant les combats.

     

    Poèmes d’avant-garde

     

    Elle publia son premier poème en avril 1931, dans le second numéro de la revue « Poésie » (《诗刊》) que Xu Zhimo avait relancée en janvier (3). Il était intitulé « qui aime ce changement incessant » (《谁爱这不息的变幻》) et elle

    l’avait signé du nom de plume Huiyin 徽音”, soit ‘le son comme emblème’, ce qui était une profession de foi pour quelqu’un qui allait soigner particulièrement l’aspect mélodieux de ses écrits. Si ce premier poème est d’une métrique assez régulière, d’un effet apaisant, il utilise en effet un procédé de rimes qui le rend très harmonieux à

    l’oreille. Ce sont là les deux principales originalités de ses poèmes, rime et rythme, résultant d’une recherche formelle, syntactique et sémantique.

     

    On voit là l’influence des poètes du « croissant de lune » et leurs recherches formelles : Hu Shi (胡适) et ses « huit interdictions » (ne négligez pas la grammaire, n’utilisez pas

     

    Revue “Poésie”, n°2《诗刊》第二期

    de formes obsolète, mais ne négligez pas la substance non plus) ou Wen Yiduo (闻一多) et ses recherches d’une beauté poétique à la fois musicale et « architecturale », où l’on retrouve, justement, les préoccupations de Lin Huiyin.

     

    On ne peut pas négliger cet aspect de leur création car la poésie était pour ces écrivains le domaine

    d’innovation par excellence, la révolution en littérature, dès la fin du dix-neuvième siècle, ayant commencé par une révolution en poésie. On retrouve ainsi dans les nouvelles de Lin Huiyin un reflet de ses recherches d’un nouveau langage poétique comme de ses écrits sur l’architecture, la description du galbe d’un toit ou de la perspective d’un jardin étant chez elle une autre forme d’expression poétique.

     

    Lin Huiyin était devenue une figure notoire du monde littéraire du jingpai, retranché sur son pré carré de Beiping et Tianjin alors que la plupart des intellectuels avaient préféré partir sous les cieux encore relativement calmes de Shanghai. Elle fut alors nommée rédactrice de la section « nouvelles » du supplément des lettres et des arts du Dagong Bao (《大公报·文艺丛刊·小说选》), publication privilégiée des écrivains du jingpai après la nomination de Shen Congwen à la direction du supplément en 1934, puis membre du comité de rédaction de la « Revue littéraire (《文学杂志》) lorsqu’un autre écrivain du jingpai, Zhu Guangqian (朱光潜), en fut nommé rédacteur en chef, en 1937. (4)

     

    Elle participa en outre à des manifestations politiques lancées par universitaires et écrivains : en 1936, elle fut parmi les signataires de la « déclaration sur la situation politique des cercles culturels de Beiping et Tianjin » (《平津文化界对时局宣言》), présentant au gouvernement des propositions en huit points pour intensifier la guerre de résistance contre le Japon.

     

    Série de nouvelles

     

    C’est dans ces années 1931-1937 que, parallèlement à ses poèmes, Lin Huiyin a écrit une série de six nouvelles, à laquelle il faut ajouter la traduction, ou plutôt l’adaptation d’un conte d’Oscar Wilde : « Le rossignol et la rose » (《夜莺与玫瑰》).

     

    L’une de ces nouvelles, « Par 37°2 à l’ombre » (九十九度中),est très connue : elle a été abondamment commentée et traduite parce qu’elle est originale. On a tendance à en faire l’œuvre représentative de Lin Huiyin ; elle a cependant également écrit dans un style beaucoup plus courant, mais toujours très personnel, et ses nouvelles se divisent en fait en deux types :

    - les deux nouvelles « Par 37°2 à l’ombre » (九十九度中) et « Zhonglü » (《钟绿》), publiées à un an d’intervalle, l’une en mai 1934 et l’autre en juin 1935, écrites selon le même schéma non linéaire, construites en scènes sans lien apparent, reflètent un monde en profond bouleversement ;

    - les quatre autres nouvelles, publiées avant et après celles-ci, la dernière, « Xiuxiu » (《绣绣》), en avril 1937, sont d’un genre plus conforme à la tradition de peinture humaniste de caractères.

     

    La guerre et l’exil forcé vers le sud-ouest de la Chine mirent brutalement fin à cette période d’intense activité littéraire. On reste ainsi avec l’impression d’une œuvre en devenir.

     

    Salon littéraire

     

    Parallèlement, Lin Huiyin joua un rôle important dans la constitution d’un esprit propre aux écrivains du jingpai. Bien qu’ayant chacun un style et une thématique propres, ils partageaient des principes

     

    No. 24 Beizongbu Hutong début janvier 2010

     

    communs, des idées semblables qu’ils échangeaient en se retrouvant régulièrement pour lire et discuter de leurs conceptions, esthétiques et autres. Deux salons furent alors leurs lieux de

    rendez-vous privilégiés : celui de Zhu Guangqian et celui de Lin Huiyin.

     

    Au retour de Shenyang, en 1931, le couple avait loué une maison traditionnelle au numéro 3 (aujourd’hui 24) d’un hutong du dictrict de Dongcheng, Beizongbu hutong (北总布胡同).La salle à manger devint « le

    salon de madame », et accueillit les grands noms à la fois de la société du « croisant de lune » et du

    monde du jingpai, tous amis de l’hôtesse : Shen Congwen, bien sûr, mais aussi le grand journaliste et traducteur Xiao Qian (蕭乾), le poète Bian Zhilin (卞之琳) ou encore le philosophe et logicien Jin Yuelin (金岳霖), fondateur du département de philosophie de l’université Qinghua en 1926, dont on a fait un autre prétendant transi de Lin Huiyin. (5)

     

    La maison a failli être détruite, avec tout le hutong, pour faire place à un centre commercial. Elle a, depuis janvier 2010, été placée sur la liste du patrimoine pékinois à préserver, comme beaucoup de maisons d’écrivains, artistes et hommes

     

     

    Jin Yuelin (金岳霖)

    politiques célèbres. Il est probable qu’elle sera un jour transformée en musée, comme les autres.

     

    Exil forcé dans la Chine en guerre

     

    Pendant l’été 1937 encore, Lin Huiyin se rendit au Wutaishan, le célèbre site du Shanxi (山西五台山), où elle participa à la découverte et à l’étude d’un des bâtiments les plus anciens de Chine, le grand hall du temple Foguang (佛光寺大殿), datant de l’époque des Tang. Mais, après l’incident dit « du pont Marco Polo », le 7 juillet, (七七事变), qui marquait le début effectif de la guerre, la progression de l’armée japonaise fut très rapide, et Beiping fut occupée fin juillet. Lin Huiyin était partie juste avant.

     

    Une rue de Lizhuang

     

    Ce fut un véritable exode : les grands centres universitaires et de recherche furent transférés à l’ouest. Huiyin et toute la famille, son mari, sa belle-mère et ses deux enfants, partirent dans le flot de réfugiés, d’abord à Changsha, puis à Kunming, capitale du Yunnan. Mais, après la chute de l’Indochine française aux mains des Japonais, en septembre 1940, Kunming devint la cible de bombardements et les universitaires furent transférés ailleurs ; Lin Huiyin dut suivre

    l’unité de travail de son époux et déménager à nouveau, mais sans Liang Sicheng qui, malade, ne la rejoignit que plus tard.

     

    Il leur fallut quinze jours pour arriver à destination, une petite ville près de Yibin (宜宾), dans le

    sud-est du Sichuan : Lizhuang (李庄). C’est une vieille ville dont la construction actuelle remonte à la dynastie des Ming, avec de vieilles maisons en bois le long de ruelles étroites pavées de pierres bleutées, et qui devint à

    l’époque l’un des quatre grands centres culturels de la Chine en guerre, avec Chongqing, Kunming et Chengdu. Mais il n’y avait que trois mille habitants. Les universitaires et chercheurs furent disséminés dans les vieilles maisons et les temples ; l’Institut d’étude de l’architecture chinoise de Liang Sicheng fut logé dans un vieux bâtiment dans un village proche, Yueliangtiang, et la famille dans une ferme à côté. (6)

     

     

    Le bâtiment de la Société d’étude de l’architecture chinoise à Yueliangtian 李庄中国营造学社旧址

     

    Les déplacements successifs, l’humidité et la précarité des conditions de vie en général eurent raison de la santé de Lin Huiyin. Elle souffrait de tuberculose et son état empira. Condamnée à l’inactivité, elle se plongea dans la lecture de textes anciens pour y étudier les passages concernant l’architecture, travaillant souvent jusqu’au milieu de la nuit. Elle en tira des enseignements précieux qui servirent à Liang Sicheng lorsqu’il commença, en 1942, à écrire sa monumentale « Histoire de l’architecture chinoise » (《中国建筑史》), publiée en chinois après sa mort, en 1988, après la version anglaise publiée en 1984 par Wilma Faibank (voir note 1).

     

    La maison de Lin Huiyin et son mari à Yueliangtian

     

    Elle écrivit très peu par ailleurs. Sa situation était d’autant plus précaire qu’ils n’avaient pas l’argent pour payer le traitement dont elle avait besoin. Sicheng était malade lui aussi et les mauvaises nouvelles se succédaient : un de ses frères fut tué à Chengdu, puis ils apprirent que les précieux négatifs des photos prises lors de leurs recherches antérieures et laissés dans un coffre de banque à Tianjin avaient été endommagés par une inondation.

     

    Ses poèmes de l’époque reflètent sa profonde

    tristesse, aux bords de la dépression, son incertitude quant à l’avenir, et une certaine fatalité.

     

    Retour à Beiping

     

    C’est en août 1946 qu’elle put rentrer à Beiping avec le reste de la famille. Elle reprit ses activités

    d’architecte, mais aussi de poète. En mai 1948, elle publia, dans le « magazine littéraire » (《文学杂志》), neuf poèmes intitulés « Divers poèmes du fond de la maladie » (《病中杂诗》). A la fin de

    l’année, Beiping était libérée.

     

    Au début de 1949, des officiers de l’armée de libération vinrent leur demander une carte indiquant en rouge les bâtiments historiques importants à préserver. Touchés, le deux époux en oublièrent leurs réticences vis-à-vis du Parti communiste. Mais, dans les années cinquante, ensuite, ils vécurent la mort dans l’âme la destruction des vieilles murailles de la capitale, alors qu’ils avaient tenté de préserver les vieux monuments et, en particulier, les murailles en créant un « parc de la muraille » (城墙公园”), idée qui a resurgi lorsqu’il était trop tard : il n’en reste que l’ombre …

     

    Le monument aux héros du peuple, avec

    les couronnes de fleurs à la base 英雄纪念碑

     

    Lin Huiyin, pour sa part, fut nommée professeur à l’université Qinghua en 1950, et travailla alors à deux projets qui furent ses dernières réalisations :

    l’emblème national de la République populaire, et les motifs décoratifs à la base du monument aux héros du peuple

     

    Un bas-relief

    (人民英雄纪念碑) de la place Tian’anmen, en particulier les couronnes de fleurs au-dessus des

    bas-reliefs.

     

    Sa tombe

     

    Sa santé se détériora en 1954. Elle est décédée le premier avril 1955, à l’âge de cinquante et un ans, alors que tombaient les dernières murailles de la capitale, et enterrée au cimetière de Babaoshan (八宝山) : sa tombe de marbre blanc est toute simple, avec son nom pour toute inscription, décorée cependant d’une couronne de fleurs taillées dans le marbre, comme celles du monument aux héros du peuple qu’elle avait dessinées.

     

    On ne saura jamais les nouvelles qu’elle aurait encore pu écrire.

     

     

    Notes

     

    (1) Dans son introduction au livre de Wilma Fairbank « Liang and Lin : Partners in Exploring China's Architectural Past », University of Pennsylvania Press, September 1994. Le livre est un hommage à Lin Huiyin et son époux Liang Sicheng, et un témoignage personnel car Wilma et son époux John King Fairbank, historien et sinologue de Harvard, furent des amis intimes des deux époux ; le livre retrace, sur la base de ses propres souvenirs, leur vie mouvementée dans la Chine en guerre, ainsi que le début des recherches sur l’architecture chinoise et sa naissance en tant discipline universitaire. C’est un document inestimable sur Lin Huiyin, sérieux et émouvant à la fois.

    Note : Wilma Fairbank fut attaché culturel à l’ambassade américaine à Chongqing pendant la guerre, puis dans la capitale nationaliste de Nankin. En 1972, elle fut invitée par le premier ministre Zhou Enlai. Elle a publié plusieurs ouvrages sur ses propres recherches sur l’architecture et

    l’art chinois, en particulier sur les peintures murales des

     

    Liang and Lin : partners in exploring

    China's architectural past

    tombes Han et les bronzes Shang. C’est elle qui édita, à titre posthume, en 1984, l’œuvre monumentale de Liang Sicheng « Chinese architecture, a pictorial history », après avoir passé des mois à rechercher un paquet égaré de photos et dessins originaux… Elle est décédée en 2002.

    (2) On en a déjà fait un feuilleton télévisé : une série en vingt épisodes de la télévision taiwanaise PTS, qui conte les amours contrariées du poète Xu Zhimo, les trois femmes dans sa vie étant prises comme symboles de trois types de femmes chinoises du début du vingtième siècle. Diffusé en 2000, le feuilleton est intitulé « April Rhapsody » (《人间四月天》), titre d’un très beau poème, extrêmement mélodieux, de Lin Huiyin, censé être dédié au poète. Or, selon son fils, son père lui aurait dit qu’il aurait en fait été rédigé à sa naissance, ce qui donne une toute autre signification au poème qui commence et se termine ainsi :

     

     

    Lin Huiyin et Xu Zhimo dans « April Rhapsody »

    (《人间四月天》)

    你是人间的四月天 / ——一句爱的赞颂

    Tu es un jour d’avril ici-bas, / —— un vers d’une ode à l’amour…

    你是爱,是暖,/ 是希望,你是人间的四月天

    Tu es l’amour, la douceur, l’espoir / tu es un jour d’avril ici-bas.

    (3) Xu Zhimo a fait preuve d’une inépuisable fougue éditoriale. D’octobre 1925 à octobre 1926, il fut rédacteur du supplément du Courrier du matin, auquel il adjoint deux sections spéciales, l’une pour le théâtre, l’autre pour la poésie, intitulée 《诗刊》, qui devint l’organe des poètes du « croissant de lune ». A la fin de 1926, Xu Zhimo, Hu Shi et leurs amis furent de ceux qui partirent pour Shanghai où ils relancèrent leur société, doublée de du mensuel « Croissant » (新月).Lorsque, en 1929, celui-ci adopta une ligne éditoriale plus politique, Xu Zhimo s’en détacha ; en 1931, Hu Shi revint à Beiping comme doyen de l’université, et offrit un poste à Xu Zhimo qui, à son retour, relança alors la revue « Poésie » (《诗刊》). Mais elle ne dura que quelques mois, jusqu’à l’accident d’avion qui coûta la vie au poète, le 31 novembre.

    (4) Zhu Guangqian (朱光潜1897-1986) : après des études à l’université de Hong Kong, il partit étudier à

    l’université d’Edinbourg, puis fit un doctorat à Strasbourg. Il est l’auteur de traités d’esthétique qui ont marqué les débuts de la discipline en Chine.

    (5) L’histoire est développée en particulier dans un opéra chinois moderne, « Another Farewell to Cambridge », dont une nouvelle production sera donnée en décembre 2010 dans le grand opéra de Pékin (National Centre for the Performing Arts 国家大剧院). Le titre est un rappel du célèbre poème éponyme de Xu Zhimo « Saying goodbye to Cambridge again » ( 再别康桥) :

     

    悄悄的我走了,/正如我悄悄的来 ...

     

    Je pars tout doucement, comme tout doucement je suis venu …

    Le scénario est construit en flashback à partir d’une visite de Jin Yuelin sur la tombe de Lin Huiyin, parcourant sa vie en tableaux successifs faisant intervenir les principaux personnages qui l’ont marquée. A la fin, Jin Yuelin exprime son amour pour elle en un poème qui rappelle le sien (voir note 2) : les jours

    d’avril restent à jamais dans le séjour des immortels (万古人间四月天). Emotion garantie.

    (6) Voir le fascinant documentaire de CCTV international (en anglais) sur Lizhuang pendant la période 1940-1946, avec des images d’archives exceptionnelles et le témoignage de la fille de Lin Huiyin et Liang Sicheng, la cinquième et dernière partie étant consacrée à Yueliangtian :

    http://www.cctv.com/program/e_documentary/05/19/index.shtml

     


     

    Nouvelles :

     

    Septembre 1931   (dans la gêne) 

    Mai 1934 九十九度中 Par 37°2 à l’ombre
    Juin 1935 钟绿 Zhonglü ,
    Août 1935 吉公 Jigong
    Juin 1936 文珍 Wenzhen
    Avril 1937 绣绣 Xiuxiu

    La première fut publiée dans la revue du « croissant de lune » (《新月》), la seconde dans la revue Xuewen《学文》, créée début 1934 pour succéder à la revue précédente, et les quatre autres dans le supplément des arts et des lettres du Dagongbao (《大公报·文艺副刊》.

     

    A la série se rattache l’adaptation du conte d’Oscar Wilde tiré du recueil « The happy prince and other stories » : « Le rossignol et la rose » (《夜莺与玫瑰》). On en trouve le texte anglais et la version de Lin Huiyin sur http://www.1b1.org.cn/xspace/?uid-397-action-viewspace-itemid-80

     


     

    Traduction en français :

     

    - « Par 37°2 à l’ombre » (九十九度中) in : « Le fox-trot de Shanghai et autres nouvelles chinoises » réunies, présentées et traduites par Isabelle Rabut et Angel Pino, Albin Michel, 1996 (p. 117-148)

     


     

    A lire en complément :

     

    L’analyse de la nouvelle « Par 37°2 à l’ombre » (九十九度中)

    La nouvelle « Xiuxiu » (绣绣)

     


    A voir en complément :
    Le documentaire de Hu Jingcao sur Ling Huiyin et Liang Sicheng

    article écrit par par Brigitte Duzan, 18 octobre 2010 http://www.chinese-shortstories.com/Auteurs_de_a_z_LinHuiyin.htm

    sources : BLOG DONA RODRIGUE - LA CHINE IMPERIALE :

     http://dona-rodrigue.eklablog.fr/lin-huiyin-premiere-femme-architecte-chinoise-a4328019#

     

     

     

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